Ce qui reste du 25 avril 1974 pour les générations d’après O que ficou? Ficou a língua.

Liste de lecture

Ricardo Baptista, Christophe Marinheiro, Michel Donven

« Was ist geblieben? Geblieben ist die Sprache. » (Qu’est-ce qui est resté ? Ce qui est resté, c’est la langue. / O que ficou? Ficou a língua.) Cette phrase, prononcée par Hannah Arendt lors d’un interview télévisé le 28 octobre 1964 dans l’émission de Günter Gaus « Zur Person » est devenue célèbre parce qu’elle exprime l’expérience intime de toute personne qui pour une raison ou une autre a quitté son pays d’origine. Devoir s’exprimer dans une langue étrangère au quotidien est un exercice qu’on peut maîtriser à la perfection, mais le vocabulaire affectif, surtout celui de l’enfance et de la famille, reste comme un bijou caché au fond de l’âme.

Ceci est tout à fait compréhensible pour ceux qui ont laissé leur patrie. Mais qu’en est-il pour leurs enfants, ceux qui sont d’ailleurs par leurs origines et d’ici par leur histoire, ceux qui ne se sentent plus tout à fait d’ailleurs et pas encore tout à fait d’ici ? Cette deuxième génération, comme on l’appelle d’habitude correspond également à une première génération de luxembourgeois naturalisés.

Ainsi, la question se pose pour cette génération de savoir ce qui reste du pays d’origine des parents. Pour ces luso-luxembourgeois, on parle souvent des 3 « F » : Fado, Fátima e Futebol. Souvent s’ajoute un quatrième, que la bienséance interdit.

Parmi ceux-ci, trois travaillent à la BnL. Et au lieu de vous présenter une liste thématique, nous avons choisi de vous présenter ce que nous lisons par-delà nos obligations, ce qui est resté pour reprendre les mots de Hannah Arendt.

Lisboa Noir : o ano louco de 1928 (Luís Corte Real)

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Après avoir fondé la maison d’édition Saída de Emergência (Issue de secours) en 2003 et créé la collection Bang! dédiée à la littérature fantastique, Luís Corte Real s’est lui-même lancé dans l’écriture avec O Deus das moscas tem fome (2021) et Assim falou a serpente (2022), deux romans policiers fantastiques qui racontent les aventures d’un détective de l’occulte exerçant dans la ville de Lisbonne du 19e siècle, en puisant son inspiration dans les écrits d’Edgar Allan Poe, Howard Phillips Lovecraft, Arthur Conan Doyle ou encore Mike Mignola.

Avec son 3e ouvrage, Lisboa noir, paru en 2023, l’auteur reste fidèle à son style : un mélange habile entre roman policier et littérature fantastique. Il y imagine ce que serait devenu le Portugal et en particulier Lisbonne en l’an 1928 si la guerre civile portugaise un siècle plus tôt avait été remportée par les absolutistes autour de D. Miguel et non par les libéraux : une monarchie absolue aurait été mise en place, les libéraux auraient été exterminés, le Brésil serait revenu à la couronne portugaise, le royaume d’Espagne aurait été annexé par mariage pour donner naissance à l’Union ibérique, un important empire industriel et militaire, dont la capitale, Lisbonne, serait devenue la première mégapole au monde. C’est dans ce contexte uchronique que se place Lisboa noir, un recueil de 9 récits au narratif captivant qui témoignent de l’imagination très riche de l’auteur [ou mieux des auteurs, car 2 récits sont signés par les auteurs invités Sónia Louro et Gerson Lodi-Ribeiro], influencé par différents genres allant de la littérature fantastique au cinéma noir des années 40 et 50 en passant par l’univers des comics américains des années 60.

L’histoire récente du Portugal a connu un autre moment clé lors duquel les forces libérales l’ont emporté sur un régime absolutiste : la révolution du 25 avril 1974 – dont on fête les 50 ans – qui mit fin à 41 années de régime dictatorial (Estado Novo) et permit l’avènement de la démocratie. Cet épisode historique majeur, qui marque un point de rupture important avec le passé, se prêterait lui aussi très bien comme point de départ à une fiction uchronique. Qui sait, se pourrait-il que dans quelque temps il y ait un auteur qui s’imagine un « Lisboa noir II » qui se déroule aux alentours de l’an 2074 dans un Portugal où la Révolution des Œillets n’a pas eu lieu ou s’est soldée par un échec ?

Cinq poètes de Coimbra (Dom Dinis, Sá de Miranda, Antero de Quental, Camilo Pessanha, Fernando Assis Pacheco)

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Le nom de Coimbra est intrinsèquement lié à l’université que cette ville abrite depuis 1290. C’est aussi le lieu où depuis des siècles les idées se sont croisées, choqués, parfois tues. Capitale intellectuelle du Portugal, jadis de la scolastique tardive et des études jésuites, de la Geração de 70 du XIXe siècle, mais aussi des professeurs du Estado Novo, elle continue à s’adapter aux normes de l’enseignement supérieur tout en gardant sa tradition d’étudiants-troubadours avec leurs guitares chantant le Fado habillés de la ‘capa’ noire, celle où les recettes des touristes servent à entretenir la ‘Biblioteca Joanina’.

C’est donc un choix très restreint, mais conscient que l’éditeur Luís Quintais nous propose avec les cinq poètes, qui ne sont pas choisis au hasard. Il va de soi que ce recueil, organisé chronologiquement, débute avec Dom Dinis (1261-1325), roi-troubadour et fondateur de l’université. Les deux cantigas de amigo et son chant à l’aube permettent de comprendre de prime abord que ces poèmes étaient voués à être chantés avec leur refrain récurrent. Sá de Miranda (1487-1558), qui introduisit la forme italienne du sonnet au Portugal est présent avec dix poèmes, qui laissent bien transparaître le dolce stil novo du Canzoniere dans ses poèmes. L’accent a toutefois été mis sur les poètes du XIXe, Antero de Quental (1842-1891) et Camilo Pessanha (1867-1926). Antero, pour les intimes, célèbre pour la Question de Coimbra posant la question aux post-romantiques de sa génération sur la voie à choisir entre réalisme et naturalisme, est surtout présent dans ce recueil avec des poèmes mélancoliques, reprenant certains thèmes contemporains, tel l’inconscient (p. 76). Camilo, avec son expérience coloniale à Macao, apporte une touche orientale à la poésie, mettant la nature au premier plan. Fernando Assis Pacheco (1937-1995) est le seul représentant du XXe siècle, et avec son expérience de la guerre coloniale, il apporte un vocabulaire plus populaire et plus cru, comme dans le poème pour Walther, ce nom étant la marque de son arme de service. 

Plus intéressant est le fait que la traduction de ces sept siècles de poésie ait été confiée à la luso-luxembourgeoise Sonia da Silva. Qui d’autre choisir, sinon quelqu’un qui maîtrise le portugais et le français au niveau de langue maternelle ? Qui d’autre choisir, sinon une personne d’ici et d’ailleurs ? Comme elle l’écrit dans la « note de la traductrice », elle considère son travail de traduction comme « une terre d’accueil », la traduction comme « un geste d’hospitalité ». Pour toute lectrice et tout lecteur, c’est un grand privilège de se rendre compte des tous ces petits choix qui font les bonnes traductions.

Le senhor Oliveira da Figueira ...& les aventures de Hergé et Tim-Tim au Portugal (Albert Algoud)

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Quatre ans après sa publication originale en 1932, Les aventures de Tintin en Amérique (Aventuras de Tim-Tim na América do Norte) de Hergé sont publiées au Portugal sous forme de feuilleton par le magazine O Papagaio (Le Perroquet), supplément de la revue catholique Renascença. Tintin y est portraité comme un reporter intrépide travaillant pour le journal O Papagaio, portugais de pure souche accompagné de sa chienne Rom-Rom (oui, Milou est bel et bien une femelle au Portugal !). La nationalisation de Tintin se poursuivra dans les revues Diabrete (1941-1951) et Cavaleiro Andante (1953-1962), le contexte géographique et social de Tim-Tim ainsi que presque tous les personnages sont lusitanisés : le Capitão Rosa (Haddock) vivant au Castelo de Monteverde (Château de Moulinsart) près de Viana do Castelo, Pintadinho de Branco (Tournesol) ou encore Zigue et Zague (Les Dupondt). Dans L’oreille cassée (Tim-Tim e o mistério da orelha quebrada), le Général Alcazar sera rebaptisé Manduca – l’assonance Alcazar / Salazar expliquerait bien ce changement afin d’éviter toute forme de sarcasme envers le chef de l’État portugais.

L’importance que le Estado Novo de Salazar donne à ses colonies outre-mer est bien présente dans les éditions portugaises de l’époque, on constate ainsi la substitution de l’Angola au Congo dans Tim-Tim em Angola. Lorsque Tintin y fait classe aux jeunes Angolais, Tim-Tim, mû par un fervent patriotisme, s’adresse ainsi à ses élèves : « Mes chers amis, je vais vous parler de notre chère Patrie, le Portugal… qui l’année prochaine va atteindre ses huit siècles d’existence. »

C’est au Portugal et non en Belgique, que paraissent les premières aventures de Tintin en couleur et la rédaction du Papagaio entreprend un remontage complet des images en les coloriant intégralement. Cette colorisation choqua Hergé lorsqu’il la découvrit, d’une part parce qu’il n’avait pas été prévenu, d’autre part parce que les couleurs lui parurent criardes ou incohérentes. Le découpage de ses feuilletons en cinq cases au lieu de huit, provoquant un décalage des pointes et une difficulté de compréhension pour le lecteur, ne plût pas à l’auteur non plus. Hergé intervint auprès des responsables du Papagaio en 1936, sans suites. Malgré les réticences de l’auteur, les relations entre Hergé et ses éditeurs portugais ne se dégradèrent point. Avec les restrictions alimentaires imposées à la Belgique dans les années de guerre, Hergé trouve un accord et se fait payer ses droits d’auteur en nature : tablettes de chocolat, café, morue séchée, sardines, … On peut par exemple retrouver des traces de reçus de livraisons de quarante colis contenant 219 boîtes de sardines envoyées à Hergé, à titre de rémunération par ses éditeurs portugais en 1943.

Avec la parution du Jornal de Tintim (1968-1982), la plupart des albums seront republiés en restituant les noms d’origine et en respectant le montage de Hergé.

Dans son ouvrage, Albert Algoud part de la biographie du Senhor Oliveira de Figueira, un commerçant que Tintin rencontre pour la première fois dans Les Cigares du Pharaon (Os charutos do faraó) et qui arrive à l’embobiner en lui vendant toute une série d’objets inutiles (un chapeau haut-de-forme, une paire de skis, un arrosoir, une niche à roulettes, etc.) pour nous faire découvrir grand nombre d’anecdotes et de nouvelles pistes de lecture de Tintin et de ses relations vers l’histoire et la culture portugaise.

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